DĂ©couvrez le processus crĂ©atif dâAlexis Savelief
Entretien avec Alexis Savelief
Comment composez-vous ? Au piano ?
Je nâutilise le piano quâoccasionnellement, je nâen ai dâailleurs pas lĂ oĂč jâhabite. Du papier Ă musique, un critĂ©rium et une bonne gomme me suffisent.
Ceci Ă©tant dit, de plus en plus je travaille directement sur un logiciel de notation musicale, le temps Ă©tant devenu un vĂ©ritable luxe qui mâempĂȘche dĂ©sormais de mettre au propre mes Ćuvres sous forme manuscrite. Cela me permet Ă©galement de travailler de nâimporte oĂč, sans avoir Ă transporter des cahiers dâesquisses, des cahiers de feuilles de papier dâorchestration A3, une planche Ă dessin avec rĂšgle coulissante, une rĂšgle de 30 cm et une armada de criteriums, gommes et gommes en stick-curseur ! Aujourdâhui, un cahier dâesquisses et un ordinateur me permettent de voyager plus lĂ©ger ! Et la sortie du logiciel de notation musicale Dorico mâa apportĂ© une grande souplesse dans mon travail.
Orchestrez-vous vos Ćuvres vous-mĂȘme ?
Lorsque je compose jâĂ©cris directement pour lâeffectif concernĂ©, quâil sâagisse dâun orchestre symphonique ou dâun duo de violoncelles. Il mâarrive frĂ©quemment dâutiliser des schĂ©mas, une description sous forme de mots puis des esquisses condensĂ©es durant les processus prĂ©paratoires dâune Ćuvre, mais lâorchestration est toujours incluse par le biais de notes, flĂšches et autres notations. (voir ci-dessous pour comparer les diffĂ©rents stades de composition des premiĂšres mesures de la âSuite Nosferatuâ)
Cette façon de procĂ©der me permet de tirer le meilleur parti des moyens mis Ă ma disposition, en intĂ©grant directement la notion de timbres en plus de la musique Ă proprement parler. Cela reprĂ©sente un gain de temps considĂ©rable dans la phase de mise au propre Ă©tant donnĂ© que je nâai pas Ă rĂ©soudre trop de problĂšmes du style : « Je dois orchestrer ce contrechant de façon Ă ce quâil soit audible mais tous les instruments sont dĂ©jĂ pris, que dĂ©placer ou supprimer ? »
Lâorchestration, avec tous ses dĂ©tails, est une passion. Je ne souhaiterais pas confier cette Ă©tape Ă un tiers car lâorchestration fait partie du style dâun compositeur, mĂȘme si je connais un jeune orchestrateur-compositeur trĂšs talentueux auquel je ferai appel un jour pour mâaider si je manque vraiment de temps : Jehan Stefan.
Ătape par Ă©tape : du brouillon Ă la partition gravĂ©e
Au dĂ©but du processus, Alexis jette les idĂ©es en vrac, et pas toujours sous forme de notes : Ă ce stade, il utilise souvent des graphiques et des mots. Les idĂ©es ne sont pas reliĂ©es les unes aux autres, et beaucoup dâĂ©lĂ©ments musicaux ne seront pas utilisĂ©s en fin de compte. Câest aussi lâĂ©tape de recherche et dâexpĂ©rimentation avec les instruments et les idĂ©es. Pour le moment, lâĆuvre nâexiste pas encore et le matĂ©riau musical part dans tous les sens. Si une Ćuvre musicale pouvait ĂȘtre comparĂ©e Ă la construction dâune maison, il sâagirait du choix et de lâachat des matĂ©riaux.
Au cours de cette Ă©tape — qui peut traverser plusieurs formes, sur plus dâune esquisse —, Alexis Ă©tablit le squelette de lâĆuvre. Il en dĂ©finit lâorchestration et les idĂ©es, gĂ©nĂ©ralement sous forme raccourcie (abbrĂ©viations, descriptions sous forme de mots, dĂ©finition et placement de blocs avec des lettres majuscules, etc.). Ă la fin de cette Ă©tape, lâĆuvre est en grande partie composĂ©e, y compris lâorchestration. Il sâagit de la conception du plan puis du creusement des fondations de la maison.
Alexis recopie ensuite la derniĂšre esquisse au crayon Ă papier, sur du papier Ă musique jauni et Ă fort grammage, pour lui permettre de gommer et dâapporter des retouches. Le nombre de portĂ©es et le format du papier dâorchestration sont adaptĂ©s Ă lâĆuvre. Lors de cette Ă©tape, de nombreuses corrections et ajouts crĂ©atifs ont lieu. Ici il sâagit de la construction de la maison Ă proprement parler.
Enfin, saisie des notes et mise en pages sur ordinateur avec un logiciel de notation musicale, pour donner aux musiciens une partition aussi propre et lisible que possible. Cette ultime Ă©tape permet dâobtenir le conducteur dĂ©finitif et de procĂ©der, aprĂšs relecture, Ă la prĂ©paration du matĂ©riel (les parties sĂ©parĂ©es destinĂ©es Ă chaque instrumentiste). Lors de cette Ă©tape, Alexis peut encore apporter, bien quâoccasionnellement, des retouches ou procĂ©der Ă des ajouts. Il sâagit des finitions de la maison : ça y est ! Vous pouvez y habiter !
Faites-vous des maquettes ?
Occasionnellement, et uniquement pour de la musique « basique ». Pour âNosferatuâ, jâai enregistrĂ© successivement les parties des huit violoncelles afin de rĂ©aliser des maquettes de certains morceaux-clĂ©s, en ajoutant les claviers et la percussion en sons MIDI. Jâai de mĂȘme dĂ©livrĂ© des maquettes sommaires pour âLe Magasin Intergalactiqueâ, afin de permettre aux enfants de rĂ©pĂ©ter avant la venue des musiciens. La âSuite Nosferatuâ a Ă©galement Ă©tĂ© maquettisĂ©e pour me permettre dâavoir un « retour » de quelques personnes parmi mes amis et ma famille.
Plus rĂ©cemment, lorsque nous montions la premiĂšre audition de âHaubanagesâ, mon Sextuor pour flĂ»te, Waterphone, harpe, violon, alto et violoncelle, jâai envoyĂ© aux musiciens une maquette afin de leur permettre de se faire une idĂ©e du dĂ©roulement temporel de la piĂšce et des Ă©quivalences. NâĂ©tant pas dirigĂ©s, malgrĂ© lâabsence de temps forts ou de carrures classiques, cela nous a permis de dĂ©broussailler le terrain et la mise en place.
Cependant, je ne rĂ©alise jamais de maquette Ă©voluĂ©e, les meilleurs samples du monde ne pouvant de toute façon pas approcher le centiĂšme de ce dont un orchestre est rĂ©ellement capable (essayez de rĂ©aliser des maquettes de piĂšces contemporainesâŠ). Une maquette me donne une idĂ©e du dĂ©roulement dans le temps dâune piĂšce mais, prĂ©sentĂ©e Ă une personne sans connaissance approfondie de la musique elle risque de causer des malentendus sans lieu dâĂȘtre. La reverb et les sons provenant de banques de sons aplanissent par ailleurs la musique, et uniformisent des piĂšces de styles pourtant trĂšs diffĂ©rents.
Câest Ă©galement la raison pour laquelle je tiens Ă utiliser de vĂ©ritables musiciens. LâĂ©lectronique peut ĂȘtre trĂšs utile, mais en complĂ©ment des instruments rĂ©els, et non lâinverse.
En outre, obtenir une maquette qui sonne bien demande de beaucoup bidouiller lâĂ©criture « correcte » de la musique, alors que ma prĂ©occupation est de noter clairement mes idĂ©es pour des musiciens humains.
Dâun cĂŽtĂ© vous ĂȘtes trĂšs attachĂ© au travail avec de vrais musiciens, mais de lâautre vous avez dĂ©veloppĂ© des instruments virtuels sur Watunlib⊠Nâest-ce pas contradictoire ?
Non. Depuis âNosferatuâ, mes partitions incluent rĂ©guliĂšrement un, voire plusieurs synthĂ©tiseurs. Ces instruments Ă©lectroniques me permettent dâapporter une couleur diffĂ©rente aux instruments rĂ©els (chĆurs synthĂ©tiques, cloches de cathĂ©drale, nappes de cordes synthĂ©tiques glacĂ©es, etc.). Par ailleurs, dans mes partitions les synthĂ©tiseurs sont jouĂ©s par des instrumentistes en chair et en os !
Jâaime les sons de synthĂ©tiseurs, Ă condition quâils permettent : soit dâobtenir des sons singuliers irreproductibles acoustiquement ; soit dâavoir accĂšs Ă des sons dâinstruments rares et donc difficiles Ă se procurer — sans compter quâil faut trouver lâinstrumentiste capable de les maĂźtriser ; ou bien de complĂ©ter une orchestration avec des sons plus basiques mais qui ne justifient pas de faire appel Ă un vrai instrumentiste pour seulement quelques notes, comme câest le cas dans la version cinĂ©-concert de ma partition âNosferatu, Une Symphonie de lâHorreurâ ; ou encore dâĂ©tendre les possibilitĂ©s dâun instrument acoustique de par la façon dont ses sons sont Ă©chantillonnĂ©s et programmĂ©s.
Que vous a apportĂ© lâutilisation de Dorico dans votre travail ?
Dorico est un logiciel tellement flexible, surtout en regard de ce que permettent les autres logiciels de notation musicale les plus rĂ©pandus, que jâapprĂ©cie cette souplesse et la fluiditĂ© du processus de composition, ce que je nâavais pas auparavant.
Pour une partition dĂ©jĂ composĂ©e, la gravure reste plus complĂšte dans les autres logiciels pour le moment, mĂȘme sâil faut souvent avoir recours Ă des bidouillages, mais lâĂ©cart se rĂ©duit Ă une vitesse considĂ©rable au fil des versions. Par ailleurs, ce que Dorico fait, il le fait bien, et gĂ©nĂ©ralement mieux que les autres logiciels : la gravure par dĂ©faut y est infiniment plus belle Ă mes yeux. Mais la vraie supĂ©rioritĂ© de Dorico, câest de savoir se faire oublier pendant le processus crĂ©atif, en devenant pratiquement transparent. Câest tellement organique que je ne regrette plus beaucoup le crayon-gomme.
MĂȘme ma façon dâĂ©crire a Ă©voluĂ© depuis. Dans mon travail de compositeur, je travaille beaucoup sur le son, le timbre, les textures, le foisonnement, lâintrication rythmique et une gestion hypnotique et non-linĂ©aire du temps, avec pas mal de fractionnement. En bref, le cĂŽtĂ© viscĂ©ral de la musique est lâune de mes grandes prĂ©occupations. Quand je travaillais sur âHaubanagesâ et sur âLes Plumes de lâOcĂ©anâ, par exemple, Dorico mâa donnĂ© une immense libertĂ© de travail au niveau rythmique, ce qui mâa permis dâexpĂ©rimenter bien plus que dâhabitude grĂące Ă cette puissance de transparence, et de tester des superpositions rythmiques complexes, que jâaurais eu bien du mal Ă imaginer prĂ©cisĂ©ment avec mon oreille intĂ©rieure ou Ă programmer sur un autre logiciel. Sur un autre aspect, Dorico mâa Ă©tĂ© bien utile. En effet, les quarts de tons et le playback associĂ© sont supportĂ©s nativement, et lĂ aussi, malgrĂ© mon oreille absolue en demi-tons, jâai pu expĂ©rimenter de façon bien plus fiable quâavec mon imagination ou quâen passant des heures Ă programmer les micro-intervalles dans un autre logiciel. Sans cette aide, cela mâaurait Ă©tĂ© trĂšs difficile de mâaventurer dans ces eaux-lĂ .
Dorico mâa donc permis sur plusieurs aspects dâĂ©largir mes horizons et dâaller plus loin, de faciliter mon travail en stimulant des zones de recherche que jâavais envie dâexplorer depuis longtemps mais qui mâauraient auparavant rebutĂ©.
Quâest-ce qui vous plaĂźt le plus dans votre mĂ©tier de compositeur ?
Le rapport Ă lâinterprĂšte. Sans interprĂšte la musique sur papier nâexiste pas. Je considĂšre quâune Ćuvre se crĂ©e plusieurs fois : une version Ă peine esquissĂ©e, puis une version « idĂ©ale » dans la tĂȘte. La notation de la partition reprĂ©sente dĂ©jĂ un premier compromis avec cette version « idĂ©ale », donc une deuxiĂšme naissance. Mais la phase ultime de toute crĂ©ation reste lâinterprĂ©tation. Le musicien recrĂ©e lâĆuvre en lui apportant sa personnalitĂ© et sa sensibilitĂ©, en fonction de lâacoustique de la salle, du public, de ses Ă©motions, etc. Ce qui fait quâaucune interprĂ©tation ne peut ĂȘtre dĂ©finitive, Ă chaque concert elle est un peu diffĂ©rente, y compris si le musicien demeure le mĂȘme.
Avant, pendant lâĂ©criture dâune Ćuvre, et plus tard durant les rĂ©pĂ©titions, je vais toujours consulter beaucoup de musiciens sur certains aspects techniques, ou simplement pour les voir me parler de leur instrument, me montrer toute une palette de possibles quâon ne trouve pas dans les traitĂ©s dâorchestration. Ayant jouĂ© rĂ©guliĂšrement en orchestre en tant que violoncelliste, je suis particuliĂšrement Ă lâĂ©coute de leur avis concernant la lisibilitĂ© ou la notation de certains passages, ce qui me rend prĂ©cis dans lâĂ©criture de ma musique, et mâimpatiente lorsque je travaille des piĂšces oĂč les nuances sont placĂ©es approximativement, ou dĂ©pourvues de certaines prĂ©cisions cruciales sur lâintention du compositeur. Ăcrire les notes, seul derriĂšre sa table Ă dessin, est en fait la partie la plus ennuyeuse du processus, lâĂ©change et le partage Ă©tant les noyaux de la musique.
Enfin, il y a le rapport au public, que jâĂ©voquais dĂ©jĂ tout Ă lâheure : sans public, pas dâinterprĂštes, et encore moins de compositeurs ! LâinterprĂšte peut ĂȘtre son premier public, mais quâil sâagisse de nous-mĂȘmes ou dâautres personnes, dâune façon ou dâune autre un public est essentiel. Je nâai jamais rencontrĂ© une seule personne pour qui la musique ne revĂȘt aucune importance. Quâil soit question de musique classique, contemporaine, populaire, traditionnelle ou sacrĂ©e, la musique fait partie de nos vies Ă (presque) tous.
Câest pour cela que je considĂšre mon travail moins comme celui dâun crĂ©ateur que comme celui dâun rĂ©crĂ©ateur. Dâailleurs vous noterez que dans mes partitions, mĂȘme si aujourdâhui je me suis calmĂ© sur les adjectifs, jâutilise abondamment de termes totalement dĂ©pourvus de lien avec le jargon musical mais ancrĂ©s dans un environnement tour Ă tour auditif, visuel, kinesthĂ©sique, Ă©motionnel, etc. La (pseudo-)synesthĂ©sie est pour moi importante : jâessaie de faire appel aux autres sens que lâaudition, pour aider le musicien Ă apprĂ©hender lâabstraction de ce que nous appelons « musique », et Ă lâoccasion pour plaisanter. Pour moi, la musique ne se limite pas Ă des sons, pas Ă des notes, pas Ă des timbres, et va bien au-delĂ . Câest lâaspect multi-sensoriel de la musique qui la rend si riche. Je suis trĂšs sensible au toucher, en particulier, ce qui est ironique pour musicien !
Vous arrive-t-il dâĂ©crire des passages impossibles ?
Je pars toujours du principe que quoi quâon me dise, que cela soit relatif Ă une technique, lâindisponibilitĂ© dâun instrument ou autre, si je suis raisonnablement convaincu que dans lâabsolu câest rĂ©alisable pour lâinterprĂšte, mieux vaut que jâĂ©crive ma pensĂ©e telle que je lâimagine ou en tout cas de la façon la plus proche possible, en ayant certes conscience que je ne serai probablement jamais jouĂ© ainsi, mais cette façon de procĂ©der me donne une petite chance que lâinterprĂ©tation soit conforme Ă mes dĂ©sirs, ce qui me ferait dĂ©faut Ă coup sĂ»r si je me limitais Ă une moindre difficultĂ© (souvent subjective par ailleurs). Cela pousse ainsi chacun Ă se dĂ©passer.
En lâoccurrence, lors de lâĂ©criture de la âSuite Nosferatuâ, outre lâharmonie et la teneur du sujet, je souhaitais intĂ©grer un Ă©lĂ©ment de tension plus subtil. Le moyen que jâai utilisĂ© Ă©tait dâapporter cette tension supplĂ©mentaire par le biais dâune Ă©criture trĂšs prĂ©cise, Ă la limite du faisable parfois, de façon Ă requĂ©rir une grande concentration des musiciens. Je ne pouvais bien sĂ»r pas le leur avouer Ă lâĂ©poque sinon tout lâeffet aurait Ă©tĂ© perdu ! Cette tension inhĂ©rente au jeu instrumental mâa ainsi permis dâimpliquer davantage les musiciens, avec un rĂ©sultat Ă©tonnant Ă la clĂ© Ă©tant donnĂ© quâil sâagissait dâun orchestre de conservatoire. Leur prestation nâa pas Ă pĂąlir face aux orchestres professionnels.
Une partition trop simple, qui ne reprĂ©sente aucun challenge pour le musicien, va avoir tendance Ă provoquer de lâennui, un manque de concentration et d'implication de sa part. Comme pour lâĂ©tat de âflowâ, il y a un Ă©quilibre Ă trouver entre le dĂ©fi que reprĂ©sente la partition et les compĂ©tences du musicien. Et câest pareil pour nous les compositeurs !
Les diffĂ©rentes Ă©tapes du âTeaser #2 — Desert Orchestra Stageâ de âLeading Astrayâ, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre, de lâesquisse Ă la partition copiĂ©e.
Les diffĂ©rentes Ă©tapes de la premiĂšre page de lâintroduction de âLeading Astrayâ, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre, depuis la premiĂšre esquisse jusquâĂ la partition copiĂ©e. (Il sâagit dâune version orchestrale du âTeaser #2 — Desert Orchestra Stageâ.)
Vous semblez trĂšs attachĂ© Ă la partition et Ă la notationâŠ
Câest exact — sans doute aussi un peu par dĂ©formation professionnelle, puisque jâai rĂ©alisĂ© beaucoup de travaux de copie musicale pour dâautres compositeurs —, mais il ne faut pas perdre de vue que la partition nâest pas lâĆuvre elle-mĂȘme, seulement son support. Une Ćuvre musicale est abstraite et nâexiste que de façon rĂ©currente lors de son exĂ©cution ou de son audition (audition intĂ©rieure incluse). Elle nâexiste pas en continu.
Il faut bien garder Ă lâesprit quâune Ćuvre musicale qui a recours Ă la partition nâest pas en lien direct avec son public : pour faire caricatural, contrairement Ă la littĂ©rature, aux arts plastiques, Ă la photographie, au cinĂ©ma, lâĆuvre doit passer par un intermĂ©diaire : lâinterprĂšte, qui devient le support secondaire et le vĂ©hicule de lâĆuvre. Autant prendre son rĂŽle trĂšs au sĂ©rieux, et tenter de transmettre au plus proche ses idĂ©es musicales, avec tout lâimprĂ©cision et la rĂ©duction (et parfois lâinverse, lâouverture) quâimpliquent lâĂ©crit.
Alors quâil sâagit de crĂ©ation (ou rĂ©crĂ©ation — avec accent aigu sur le premier « e ») dans le cas du compositeur, pour lâinterprĂšte il sâagit dâune recrĂ©ation (sans accent). Un musicien ne joue jamais tout Ă fait lâĆuvre du compositeur mais sa vision de lâĆuvre, limitĂ© par sa subjectivitĂ©, sa comprĂ©hension analytique, formelle et intuitive, ses capacitĂ©s techniques, son imagination et sa sensibilitĂ©. Ce nâest pas innocemment que lâon parle dâ« interprĂ©tation ». Ce mot explicite le fait quâune Ćuvre ne peut ĂȘtre objective, dâaucun cĂŽtĂ© dâailleurs. InterprĂ©ter une Ćuvre suppose donc toujours plus ou moins une trahison, trahison recherchĂ©e par le principe mĂȘme de la musique : si tous les musiciens peuvent jouer Ă lâidentique une partition donnĂ©e, quel intĂ©rĂȘt dâapprendre Ă jouer de la musique soi-mĂȘme, Ă prĂ©fĂ©rer un interprĂšte plutĂŽt quâun autre ? La partition est prĂ©sente, il sâagit dâun sentier, avec des panneaux, des limitations de vitesse, une direction, voire plusieurs directions, mais rien nâassure que toutes ces indications seront respectĂ©es, ou en tout cas, respectĂ©es de la façon dont le compositeur le dĂ©sirait.
Cela dĂ©pend aussi de la modestie de lâinterprĂšte et de son ego face Ă lâĆuvre, tout autant que de la nĂ©cessaire humilitĂ© du compositeur. Combien de musiciens reconnus (ou non !) se permettent-ils des libertĂ©s intolĂ©rables ? Lorsque jâĂ©cris, jâessaie de mâimaginer interprĂšte de lâĆuvre et de voir quelles pourraient ĂȘtre mes attentes derriĂšre le pupitre, les questions que je pourrais me poser, les automatismes Ă contre-sens qui pourraient ĂȘtre miens, je les intĂšgre dans mon Ă©criture en balisant ma partition, pour en faire une route Ă suivre pour celui qui dĂ©sirera se pencher en dĂ©tails sur lâĆuvre, mais je sais aussi que tous ne prendront pas cette peine ; aprĂšs tout je ne suis quâun compositeur contemporain, et câest bien connu, les compositeurs contemporains ne savent pas Ă©crire, alors que Mozart, lui, savait comment on Ă©crivait la musique ! ;-)
JâintĂšgre et assume pleinement ces limites dans mon travail. Il est bien rare quâun compositeur soit jouĂ© comme il le dĂ©sirait, et rare aussi quâil puisse Ă©crire sa partition comme il le souhaitait, mais comme le dit HĂ©lĂšne Dautry : « La musique sera toujours plus susceptible que toi. »
AprĂšs, il faut Ă©galement considĂ©rer que mĂȘme le compositeur nâa pas forcĂ©ment une seule vision de son Ćuvre. Pas seulement dans le sens oĂč chacun Ă©volue et les prĂ©fĂ©rences avec, mais simultanĂ©ment, ce qui peut inciter Ă essayer diffĂ©rentes choses lors de diffĂ©rentes sessions de concerts, poussant les interprĂštes Ă proposer leur vision ou faire des suggestions techniques mais aussi artistiques, pour les prendre (peut-ĂȘtre) en compte, dĂ©finitivement, ou momentanĂ©ment. On peut considĂ©rer la partition comme un fĆtus : la matiĂšre est lĂ , mais lâĆuvre va commencer Ă vivre indĂ©pendamment, Ă grandir et Ă©voluer, par lâincorporation de dĂ©tails supplĂ©mentaires proposĂ©s par des interprĂštes, par la prĂ©sentation de diffĂ©rentes interprĂ©tations, par des rĂ©visions consĂ©quentes, etc.
Pour terminer, et toujours en regard de cette idĂ©e de partition, il est assez frĂ©quent que des personnes, la plupart du temps non-musiciennes, viennent vous dire bravo Ă la fin dâun concert, et ajoutent : « Et puis, câĂ©tait bien jouĂ© ! » Cela me fait toujours intĂ©rieurement sourire, car on ne peut ĂȘtre aussi tranchĂ©, surtout sans connaĂźtre la partition. Une interprĂ©tation peut ĂȘtre Ă©motionnellement rĂ©ussie mais techniquement ratĂ©e, ou lâinverse. Cela implique que la musique nâa pas laissĂ© indiffĂ©rent, mais il sâagit dâune idĂ©e Ă©minemment subjective. La musique, mĂȘme de film, nâexprime rien, je suis bien dâaccord lĂ -dessus avec Strawinsky. La musique nâest quâune surface projective, ce que beaucoup de personnes, Ă commencer par les musiciens, ne semblent pas accepter. Notre culture, nos rĂ©fĂ©rents personnels, notre Ă©tat au moment de lâĂ©coute, le public prĂ©sent dans la salle, tout cela conditionne Ă©normĂ©ment notre perception, avec tous les biais cognitifs que cela comporte (biais dâattribution notamment). Câest exactement comme lorsque vous terminez un concert dâorchestre, vous quittez votre place de violoncelliste, vous sortez de scĂšne, vous ĂȘtes assez satisfait, vous Ă©tiez plus dedans que pour le concert de la veille, et vous avez lâimpression que lâorchestre a mieux jouĂ©. Et puis, lâun de vos collĂšgues au troisiĂšme pupitre de cor aura perçu lâinverse, car il aura ratĂ© une entrĂ©e, ou je ne sais quoi !
Mais quand la rencontre entre compositeur et interprĂšte se fait, quand lâunivers dâun compositeur rĂ©sonne avec la sensibilitĂ© dâun interprĂšte, et que celui-ci a les capacitĂ©s techniques nĂ©cessaires, la rencontre peut ĂȘtre magnifique, le musicien pouvant alors enrichir lâĆuvre de son imaginaire et la sublimer. Cela tient alors presque de la magie. Un instant de grĂące, fugace et bouleversant dans son impermanence.
Autre chose Ă ajouter ?
Je dĂ©plore le mur trĂšs net sĂ©parant les instrumentistes des compositeurs, chacun y Ă©tant dâailleurs de son tort. En exagĂ©rant volontairement, je dirais que les instrumentistes ont tendance Ă voir les compositeurs comme des musiciens plus ou moins ratĂ©s, incapables de jouer de la musique, obsĂ©dĂ©s par la thĂ©orie, en somme, alors que les compositeurs ont tendance de leur cĂŽtĂ© Ă considĂ©rer que tout leur est dû⊠Un compositeur fait une erreur, ce nâest pas un vrai compositeur, un instrumentiste se trompe, ça peut arriver Ă tout le monde !
Pour anecdote, jâentends frĂ©quemment des musiciens dĂ©clarer, fiĂšrement, en parlant dâune piĂšce travaillĂ©e ou interprĂ©tĂ©e en prĂ©sence du compositeur : « Jâai fait nâimporte quoi et le compositeur ne sâest aperçu de rien ! », ce qui est complĂštement ridicule Ă©videmment, dâune part car il sâagit alors souvent plus de se vanter sur lâemprise que lâinterprĂšte peut avoir sur une Ćuvre, lâinterprĂšte faisant quoi quâil en dise rarement nâimporte quoi⊠Dâautre part, le compositeur doit composer avec les limitations temporelles des rĂ©pĂ©titions et aller Ă lâessentiel, ce qui bannit de sâattarder sur des dĂ©tails coĂ»teux en temps au dĂ©triment de lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale et dâautres points plus importants. Enfin, si lâinterprĂ©tation est vĂ©ritablement catastrophique, le compositeur estime peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de garder son avis pour luiâŠ
Vous jouez du Waterphone et des gongs. Par ailleurs, vous avez Ă©crit un âConcerto pour Cristal Baschetâ. Comment expliquez-vous votre intĂ©rĂȘt pour tous ces instruments peu communs ?
Dâabord, contrairement Ă beaucoup de mes collĂšgues, je nâaime pas beaucoup le piano — qui ne me fait pas rĂȘver —, par contre jâadore les pianos dĂ©saccordĂ©s façon saloon ! Jâai Ă©tĂ© servi de ce cĂŽtĂ©-lĂ , car les pianos de mes grand-parents nâont pas Ă©tĂ© accordĂ©s pendant au bas mot cinquante ans ! Un rĂ©gal !
Ensuite, jâai toujours Ă©tĂ© attirĂ© par les sons de verre (frottĂ©, entrechoquĂ© ou bris de verre), de mĂ©tal (enfant, jâutilisais des plateaux marocains de mon pĂšre pour en faire des gongs — qui sonnaient Ă peu prĂšs comme des couvercles de poubelle), et dâeau. Au fil du temps, sans mĂȘme mâen rendre compte, jâai concrĂ©tisĂ© tous ces vieux rĂȘves.
Ce que cela mâapporte, câest sans doute une libertĂ© par rapport Ă lâoreille occidentale classique. Avec mon oreille absolue, jâentends les notes du monde qui mâentoure : un grincement de porte, un avion qui passe dans le ciel, et mĂȘme votre voix. Câest une porte de perception du monde dont sont privĂ©s tous ceux qui nâont pas lâoreille absolue, mais câest aussi une barriĂšre. Je ne suis pas bon en harmonie classique ; par contre ce qui mâintĂ©resse câest lâharmonie dans toute sa complexitĂ©, câest-Ă -dire parfois dans sa dissonance ou sa cruditĂ©. Jouer sur le Waterphone, dont toutes les frĂ©quences sont entre-deux par rapport Ă la gamme classique et jamais selon le mĂȘme dĂ©calage, sans schĂ©ma rĂ©current, me permet de jouir du son dans toute sa richesse et de mâĂ©vader pendant un moment de lâĂ©coute classique assez figĂ©e. Le son, la musique et lâharmonie ne se rĂ©sument pas Ă quelques rĂšgles. On retrouve la mĂȘme chose sur les gongs, qui ajoutent la perception tangible des sons Ă travers les vibrations physiques. AprĂšs une demi-heure de Waterphone ou de gongs, mon oreille absolue est complĂštement dĂ©calĂ©e !
Parmi les instruments qui sortent de lâordinaire pour lesquels jâĂ©crirai peut-ĂȘtre un jour, il y a les Ondes Martenot, dont je nâaime pas tous les sons mais qui offre des timbres et des modes de jeu fantastiques une fois dĂ©finies ses prĂ©fĂ©rences, lâOrgue Hammond B3, que jâadore, et le Cymbalum.
Et les gongs, pourquoi les gongs, alors que ces instruments ne produisent quâun seul son ?
Ce nâest pas tout Ă fait vrai. Sur un seul gong, on peut tirer toute une variĂ©tĂ© de sonoritĂ©s bien diffĂ©rentes, selon le mode de jeu.
Par ailleurs, vous remarquerez que je nâai choisi que des gongs que lâon ne trouve pas dans les orchestres symphoniques. Cela me rend plus prĂ©cis dans mon Ă©criture (câest aussi plus intĂ©ressant pour moi), et moins dĂ©pendant des gongs dĂ©tenus par les ensembles et orchestres. Malheureusement, dans ces structures, la plupart du temps personne ne prend vraiment soin de ces instruments : les gongs sont maltraitĂ©s, souvent sur-jouĂ©s, et ils ont frĂ©quemment perdu leur fondamentale depuis bien longtemps (câest vrai en particulier pour les gongs Paiste, surtout les gongs de grand diamĂštre)⊠Cette expĂ©rience mâest arrivĂ©e encore il y a quelque temps : il y avait un gros gong Paiste de 40â/102 cm, dont la fondamentale autour du sol grave sous la clĂ© de fa Ă©tait si fine que le gong paraissait moins profond que mon gong Sedna qui ne descend pourtant que jusquâau do grave du violoncelle ! Ce gong venait dâun loueur de percussions bien connu.
⊠avec la partition de cinĂ©-concert dâAlexis Savelief