pour orchestre symphonique
Commanditaire : Commande de lâOrchestre Symphonique de Bretagne
Année de composition : 2018
DurĂ©e : 6â-8â
Nomenclature : 2 Fl. (1° & 2° aussi Pte Fl.) / 2 Htb. / 3 Cl. (3° Cl. B.) / 2 Bsn. / 2 Cors / 2 Trp. (1° aussi Pte Trp.) / Timb. / 2-3 Perc. / 9 Vl. I / 7 Vl. II / 5 A. / 4 Vlc. / 3 Ctb.
Bien que le tempo indiquĂ© soit de 56 Ă la blanche, le tempo peut descendre jusquâĂ blanche = 40.
Pour les 30 ans de lâorchestre, lâOSB souhaitait commander 6 Ćuvres Ă 6 compositeurs diffĂ©rents, autour de lieux ou paysages de Bretagne, sous le nom de âCartes Postales de Bretagneâ. âLes Plumes de lâOcĂ©anâ est ma contribution Ă ce projet.
Pour ma part jâai choisi les 7 Ăźles de Bretagne. Le matĂ©riau musical mâest venu en me documentant sur les fameuses 7 Ăźles de Bretagne. DĂ©couvrant que lâune des richesses de cet endroit est notamment la prĂ©sence de 20 000 couples dâoiseaux, je me suis pris Ă imaginer quel panorama sonore extra-ordinaire pourraient bien donner 40 000 oiseaux volant selon des configurations de tracĂ©s, de vitesses, dâenchaĂźnements et de masses spectaculaires ?
Câest Ă cette question, Ă moindre Ă©chelle (44 musiciens) et toutes proportions gardĂ©es (une sorte de tranche instantanĂ©e de quelques minutes seulement), que jâai essayĂ© de rĂ©pondre dans cette Ćuvre. Toutefois, il ne sâagit dans âLes Plumes de lâOcĂ©anâ cela va de soi que dâune reprĂ©sentation dâartiste, qui ne revendique aucun rĂ©alisme ornithologique, aucune base scientifique, ni mĂȘme de base expĂ©rientielle (je nâai jamais mis les pieds sur ces Ăźles de Bretagne !) : un pur travail de lâimagination.
La dimension somesthĂ©sique de la musique et lâĂ©nergie dĂ©ployĂ©e et projetĂ©e par lâensemble des musiciens dâun orchestre Ă©tant deux de mes prĂ©occupations dans mon travail, jâai cherchĂ© Ă Ă©laborer un panorama musical dont seule la qualitĂ© viscĂ©rale mâintĂ©resse, et non son intelligibilitĂ©.
Il convient de remarquer Ă cet Ă©gard que lâimportance que jâaccorde Ă lâĂ©coute de la musique non seulement par lâouĂŻe, mais aussi par les sensations corporelles, se prĂȘte davantage Ă une immersion en situation de concert plutĂŽt quâĂ lâĂ©coute sur enregistrement. La multiplicitĂ© des canaux sensoriels (auditif, visuel, somesthĂ©sique) participe de lâexpĂ©rience.
Par ailleurs, comme pour âHaubanagesâ, indĂ©pendamment de mon point de dĂ©part (ici lâocĂ©an et des dizaines de milliers dâoiseaux), jâencourage lâauditeur Ă laisser et mĂȘme Ă inviter son imaginaire Ă sâapproprier lâexpĂ©rience, en laissant venir librement les sensations, images, associations dâidĂ©es, quelque Ă©loignĂ©es de mon idĂ©e initiale quâelles puissent ĂȘtre : une forme de pseudo-synesthĂ©sie, en somme.
Enfin, je souhaitais travailler la dimension temporelle de maniĂšre constamment tendue et renouvelĂ©e mais sans rupture, contrairement Ă certains de mes travaux passĂ©s. Partant du constat subjectif (dans ma culture musicale trĂšs rĂ©duite) quâĂ mon goĂ»t trop dâĆuvres de musique contemporaine se confinent soit 1. dans un statisme inexpugnable, soit 2. dans un dynamisme exacerbĂ©, insufflant de prime abord une dynamique et un souffle quâelles nâarrivent pas Ă tenir dans leur dĂ©veloppement, laissant selon les cas le soufflĂ© retomber, ou alors par la fatigue auditive atteignant pour moi le point de rupture de ma concentration, soit 3. dans un clair-obscur basculant de lâun Ă lâautre Ă©pisodiquement au grĂ© du dĂ©veloppement de lâĆuvre, jâai dĂ©cidĂ© dâexplorer une forme courte (moins de dix minutes), qui serait autant statique quâagitĂ©e, dans un glissement continuel dans lequel lâauditeur pourrait, en un laps de temps trĂšs court, se laisser emporter et se faire absorber dans une temporalitĂ© parallĂšle, dĂ©coller avec la musique, puis rester sidĂ©rĂ© quelques instants sans avoir eu trop lâimpression de trouver le temps long et, mĂȘme sans avoir forcĂ©ment aimĂ©, au moins avec la sensation dâavoir vĂ©cu une expĂ©rience.
Dans lâidĂ©e, cela donne ceci : Juste avant le dĂ©but de lâĆuvre, le temps musical coĂŻncide avec le temps rĂ©el. Lorsque lâĆuvre commence, se superpose alors une autre temporalitĂ©, dâabord trĂšs proche du temps rĂ©el mais avec une dĂ©viation et une dissociation progressives vers une temporalitĂ© propre, avec perte graduelle de repĂšres temporels du temps rĂ©el. Mon but Ă©tant dâentraĂźner lâauditeur dans une perception temporelle distordue et presque hypnotique par confusion et saturation de lâespace musical conscient (surcharge cognitive), pour le laisser encore un peu confus dans les instants qui suivent la fin de lâĆuvre (ou soulagĂ© ?âŠ).
Pour ce faire, jâai dâabord spatialisĂ© lâorchestre, Ă la fois selon un axe gauche-droite mais aussi selon un axe avant-arriĂšre, avec toutes les gradations intermĂ©diaires.
Dans une premiĂšre couche sonore, jâai travaillĂ© sur des modes de jeu presque extra-musicaux, tels que le souffle (vents et cordes), et une organisation en vagues au dĂ©but et Ă la fin pour donner prĂ©sence au vent et Ă lâocĂ©an. Jâutilise aussi dâautres modes de jeu pour le flip-flap des battements dâailes (cliquetis de clĂ©s, bruits de pistons, tapping aux cordes, etc.).
Dans une deuxiĂšme couche, jâai traitĂ© le matĂ©riau musical en lui-mĂȘme, qui nâĂ©merge que progressivement au dĂ©but, et qui disparaĂźt avant la fin. Ătant donnĂ© lâassez grande intrication rythmique gĂ©nĂ©rale, jâai tentĂ© de travailler sur des lignes mĂ©lodiques aussi simples que possible (essentiellement des descentes en quarts de tons, parfois en demi-tons) pour retranscrire cette sensation de 40 000 oiseaux ! Lâorganisation rythmique a reprĂ©sentĂ© lâessentiel du travail. Lâintrication rythmique consiste surtout en la superposition dâun matĂ©riau musical assez semblable en terme de notes, mais diffĂ©rent en termes de vitesse (donc de rythme), de dĂ©but (micro-dĂ©calage Ă chaque entrĂ©e) et de position dans lâespace (spatialisation), un peu comme un dĂ©phasage.
Pour contrebalancer les descentes, je construis des accords dans lâaigu, sous forme de tenues avec gels, dâabord dĂ©structurĂ©s mais uniquement avec les sons tempĂ©rĂ©s (B, puis fin de D Cordes), puis sous forme dâun mode de huit notes qui se rĂ©pand vers lâaigu, dâabord trĂšs contractĂ© puis au fil des itĂ©rations de plus en plus dilatĂ© (F Cordes, G Petite Trompette) : [ÂŒt, œt, ÂŒt, œt, œt, ÂŒt, œt] â [ÂŒt, Ÿt, ÂŒt, Ÿt, Ÿt, ÂŒt, Ÿt] â [œt, 1t, œt, 1t, 1t, œt, 1t](mode racine) â [Ÿt, 1+ÂŒt, Ÿt, 1+ÂŒt, 1+ÂŒt, Ÿt, 1+ÂŒt] â [1t, 1+ÂŒt, 1t, 1+ÂŒt, 1+ÂŒt, 1t, 1+ÂŒt]. On notera que jâomets une progression de chaque cĂŽtĂ© du mode racine ([œt, Ÿt, œt, Ÿt, Ÿt, œt, Ÿt] Ă gauche et [Ÿt, 1t, Ÿt, 1t, 1t, Ÿt, 1t] Ă droite), qui mâa servi Ă lâĂ©laboration des versions contractĂ©es et dilatĂ©es.
Vers la fin (J Cordes), jâutilise trois descentes successives en Ÿ de tons, mais chacune commençant œ ton plus haut que la prĂ©cĂ©dente ce qui, en trois itĂ©rations, fait entendre les 24 quarts de tons dâune octave.
Jâai donc organisĂ© le matĂ©riau musical de façon Ă ce que chaque partie instrumentale soit diffĂ©rente (mais non-indĂ©pendante), pour donner corps au foisonnement dâune nuĂ©e dâoiseaux telle que je le conçois dans mon imaginaire. Chaque musicien a une partie diffĂ©rente, les cordes sont divisĂ©es Ă lâextrĂȘme, pour crĂ©er un jeu de masses sonores mouvantes et renouvelĂ©es, dans lesquelles on peut percevoir Ă la fois une organisation gĂ©nĂ©rale (le vol synchronisĂ© des oiseaux/un matĂ©riau musical commun) et lâindividualitĂ© Ă lâintĂ©rieur de cette macro-structure (le mĂȘme matĂ©riau musical, mais avec de lĂ©gĂšres diffĂ©rences dâune partie instrumentale Ă lâautre). Cependant, seule la synthĂšse rĂ©sultant de la superposition simultanĂ©e de lâensemble de ces Ă©lĂ©ments mâintĂ©resse. (Quelques statistiques : en 5â40â de durĂ©e thĂ©orique, 25 396 notes Ă©crites, soit 4 487 notes/min. ou 75 notes/sec. !)
Au niveau structurel, lâĆuvre est conçue en forme dâarche, comme une progression de dix sections de trente secondes, avec une onziĂšme et ultime section un peu plus longue — jâai dâailleurs Ă©laborĂ© la forme avant mĂȘme de commencer Ă Ă©crire la moindre note de musique, pour structurer et Ă©quilibrer le discours de la façon la plus organique possible. La progression dâune section Ă lâautre est double simultanĂ©ment : Ă la fois une progression continue, et une progression en vagues, oĂč la vague qui arrive est plus forte et plus intense que la prĂ©cĂ©dente. La piĂšce commence dans le silence, dâoĂč Ă©mergent peu Ă peu des Ă©lĂ©ments musicaux et des bribes dâagitation, qui sâintensifient de plus en plus, menant lâĂ©nergie et le chaos Ă leur paroxysme lors du climax final, dâoĂč ne reste pratiquement plus que le cĂŽtĂ© bruitiste de lâĆuvre, qui se referme alors comme elle a commencĂ©, sur le silence.
⊠avec la partition de cinĂ©-concert dâAlexis Savelief