Ayant obtenu mon Prix de Perfectionnement de violoncelle au CNR de Paris en juin dernier, j’ai enfin eu le temps de me remettre à la composition, à savoir, me remettre au travail sur mon “Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre”. J’avais déjà pas mal d’esquisses, voire quelques pages quasi-définitives, cependant, rien de substantiel concernant la forme du concerto dans son entier. Ma dernière pièce de dimension importante était la Suite d’orchestre “Nosferatu”, mais il ne s’agissait pas vraiment d’un travail de composition — seulement d’adaptation et d’orchestration. Mon dernier projet important était donc ma partition d’une heure et demie pour le film muet de Friedrich Wilhelm Murnau “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” (1921), terminée début 2006… Mais il s’agissait d’une musique de film : la structure àdonner à l’œuvre était donc presque évidente.
Après tant de temps passé loin de mes pages de papier à musique jauni, j’ai évidemment été confronté à la problématique que chaque compositeur, et même chaque artiste, rencontre un jour, et même souvent.
Comment commencer un projet ?
Évidemment, on pense tout de suite à “l’inspiration”, un peu à tort et à travers d’ailleurs. En effet, comment définir “l’inspiration” ?… Comment vient-elle ? Les romantiques auraient parlé de leur “Muse” venue leur souffler des idées. Cette idée est bien sûr plaisante si l’on aime les fleurs bleues et les images d’Épinal, mais c’est surtout une occasion de procrastiner en attendant le moment où, peut-être, le travail se ferait presque tout seul… (Je vais vous éviter des déceptions et vous faire prendre un raccourci : ça n’arrive JAMAIS !) Cette idée est en pratique un peu vraie sur les bords, mais dans une certaine mesure, nous sommes beaucoup moins tributaires du hasard que ce que le grand public se repaît de croire ! Gaston Bachelard ne disait-il pas : “Celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps cherché sans trouver.” Voilà qui tombe à propos ! Car après toutes ces années, je ne puis qu’être d’accord — et sans la moindre réserve !
Dans le même temps, par un hasard bienvenu, j’ai enfin ouvert l’un des livres qui se trouvaient sur ma table de chevet depuis des mois, que j’avais emporté partout en vacances cet été, sans jamais ne serait-ce qu’avoir lu l’introduction, ni même avoir une idée précise de son contenu ! Ce livre, L’Atelier du Musicien, de Frederick Dorian, est précisément consacré à la compréhension de la genèse des œuvres musicales des grands compositeurs !
À travers des extraits de lettres, des témoignages de leurs élèves ou des écrits des compositeurs eux-mêmes, nous assistons à la naissance de diverses œuvres, dans des conditions très variées. Cependant, une constante apparaît en filigrane : tous ces compositeurs, tous ces génies, de Mozart à Bach, en passant par Wagner, Verdi, Beethoven et Rossini, tous étaient des travailleurs acharnés. L’inspiration leur venait peut-être dans des circonstances variables les uns des autres, peut-être plus ou moins facilement, mais leur capacité de travail était telle qu’ils avaient au moins la force d’écrire toutes les notes de leurs œuvres, ce qui en soi relève déjà d’un tour de force. (Pour information, rien que la mise au propre des trois derniers actes et demis de “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” m’a pris un mois — en travaillant tous les jours sans week-end — ; et celle de la Suite “Nosferatu”, un mois également, dans des circonstances similaires. Alors j’imagine que Mozart, Beethoven et consorts…)
Si l’on regarde la situation de base au début d’un nouveau projet, on voit un espace de jeu infini, avec le compositeur tout seul au centre. C’est à peu près comme se trouver dans l’immensité de l’Univers : Où aller ? La première question est donc de savoir dans quelle direction partir. Si cette toute première question n’est pas résolue, le compositeur ne bouge pas, et la page reste blanche (même si, dans mon cas, la page blanche est faite de papier jauni). Il faut donc réduire progressivement l’espace occupable. Un agriculteur commence par délimiter son champ, effectivement — au moyen d’une clôture — ou symboliquement — dans sa tête —. Le compositeur doit donc se comparer à un agriculteur. Une fois son champ délimité, il va pouvoir commencer à planter du blé, du maïs, des carottes ou ce qui lui chante, mais il est impératif de savoir de quel espace il dispose.
Ensuite, il va pouvoir se poser la deuxième question : Que planter ? Par exemple, le compositeur pourra décider de l’effectif instrumental (ou autres, si l’effectif est secondaire). Ou de son axe de travail : Je veux construire un château, quels sont les matériaux les plus adaptés ?
Une fois cette base établie, et répondant à chaque fois à de nouvelles questions, le compositeur dispose petit à petit d’un cadre de travail de plus en plus étroit, dans lequel il peut travailler : l’image floue devient nette. Il n’est d’ailleurs pas exclu d’envisager qu’à un moment donné, l’œuvre s’étende et aille empiéter sur le champ d’à côté ! La souplesse est importante bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’un esprit humain ne peut consciemment traiter qu’une quantité limitée d’informations, d’où la nécessité du cadre et de la forme de l’œuvre, sans lesquels les auditeurs (et le créateur !) risqueraient de se perdre.
L’inspiration est donc conditionnée en partie par le travail préalable du compositeur et sa faculté à définir des limites (que l’on peut appeler « contraintes ») en début de projet. Sans ces limites, la liberté est paralysante : paradoxalement un excès de liberté rend moins libre qu’une limitation de cette liberté ! Aar l’esprit humain a du mal à gérer et concevoir l’infini, du fait des limites mêmes inhérentes de sa constitution. Par analogie, un ordinateur auquel on demande d’exécuter trop de tâches par rapport à sa puissance, finira par planter.
En somme, le travail du compositeur est symboliquement celui d’un explorateur partant conquérir de nouvelles et excitantes contrées, expérience qu’il partage ensuite. C’est au compositeur de mener l’auditeur, de lui faire découvrir une parcelle de l’espace infini, choisie pour certaines raisons qui lui sont propres (voire au hasard s’il le faut !), au travers de son regard et de ses oreilles (intérieurs) à lui, en lui servant de guide de cet espace inconnu. L’auditeur aura de toute façon bien assez de choix à faire pour choisir quelles musiques et de quels compositeurs écouter !