Aujourd’hui, j’aimerais partager avec vous un article signé Maurice Ravel, paru dans l’Excelsior en novembre 1933. Je le trouve tellement actuel, et je me demande ce que pourrait bien penser Maurice Ravel, s’il connaissait notre époque moderne…
Place au texte !
“Il est encore prématuré, à mon sens, d’essayer de définir les tendances de la jeunesse musicale d’aujourd’hui. N’est-il pas toujours un peu indiscret, d’ailleurs, de vouloir faire de la synthèse avant de se livrer à de lentes et patientes analyses ? C’est le grand défaut de ce que l’on pourrait appeler la critique musicale de “normalien”, c’est-à-dire de ces très ingénieuses vues de l’esprit qui ont acclimaté chez nous tant de séduisantes théories très claires, très logiques, mais ne tenant pas suffisamment compte du phénomène musical proprement dit.
On est toujours porté à créer en esthétique des cadres trop rigides et à préciser à l’excès les caractéristiques d’une école dans laquelle on fait entrer tant bien que mal, pour les besoins de la cause, des artistes que rien ne prédestinait à cette spécialisation. Nous n’avons pas le recul nécessaire pour embrasser dans son ensemble le tableau de la France musicale actuelle.
Cependant, l’observateur attentif peut recueillir, ça et là, quelques indications instructives. Il est indispensable, lorsqu’on parle des “jeunes” d’aujourd’hui, de séparer l’une de l’autre deux générations dont les routes commencent à prendre des directions divergentes. Il y a les “jeunes” de l’après-guerre, c’est-à-dire les “adolescents” inquiets, farouches et un peu agressifs qui eurent à recommencer sur une planète entièrement bouleversée les travaux (?) de la civilisation musicale. Leur tâche était difficile et ingrate. Ils éprouvaient le besoin instinctif de rompre brutalement avec les traditions de leurs aînés. Ils se trouvaient dans des conditions sociales et intellectuelles si différentes de celles qui existaient avant 1914 qu’ils furent amenés, presque automatiquement à adopter des attitudes, des méthodes et un style de briseurs d’idoles. Dans toutes les révolutions, il y a une période sacrifiée à la destruction. On eut, pendant quelque temps, en musique, des équipes de démolisseurs. Et le succès leur vint immédiatement. Certains avaient des dons exceptionnels. Mais la violence de leurs gestes était trop souvent calculée.
Après une période où leur action fut mise en lumière avec insistance, les principaux représentants de cette génération se sont dispersés et ont cessé de poursuivre les mêmes objectifs. Leur tâche était accomplie. Ils avaient rompu publiquement avec l’art de luxe que constituait l’impressionnisme d’avant-guerre et essayé d’orienter la sensibilité contemporaine vers un idéal plus amer, plus âpre et plus fort. Ils répudiaient ouvertement la sensibilité et l’attendrissement. Ils faisaient, de leur propre aveu, de la musique “cruelle”.
N’oublions pas qu’un Serge de Diaghilev lui-même recherchait ce qu’il appelait des partitions “méchantes”.
Et maintenant, voici venir la génération qui, sur ce terrain ainsi déblayé, va construire. C’est celle-là qui présente, pour l’observateur, le plus vif intérêt. Elle est peu connue. Elle se compose des étudiants qui n’ont guère dépassé la vingtième année. Voilà les véritables “jeunes” dont il faut surveiller de près les premières œuvres.
Leurs maîtres découvrent en eux beaucoup de tendances communes. Ils se séparent nettement de la troupe des pionniers et des “sapeurs” qui les a précédés. Ils sont beaucoup plus préoccupés qu’eux d’apprendre solidement leur métier et de soigner leur écriture. Ils ne font plus de la musique à coups de poing.
Ils travaillent plus que leurs aînés immédiats, produisent moins et s’orientent de plus en plus vers une sorte de néo-classicisme assez curieux. Ces tout jeunes gens n’ont plus la même répugnance que leurs aînés pour les recherches expressives et même pour les expressions d’une sensibilité loyalement avouée. Il est encore bien difficile de deviner les objets mystérieux vers lesquels leur instinct les dirige. On peut cependant reconnaître dans leurs œuvres un souci de clarté, de netteté, de franchise, un amour de la vie et de la lumière, une sorte d’allégresse intérieure dont la générosité a bien du mérite. On ne trouve pas chez eux de parti pris d’écriture.
Que vont faire ces jeunes gens ? Leur situation est singulièrement angoissante. La plupart des grands modes d’expression musicale leur sont interdits par les circonstances. Le théâtre lyrique, sous sa forme traditionnelle, est en train de mourir. Dans le monde entier, la foule se détourne de cette formule de spectacle qu’il faut à tout prix renouveler. Les conditions économiques actuelles ne leur permettent pas non plus de s’orienter vers les grandes œuvres symphoniques et encore moins vers celles qui exigent la collaboration de masses chorales. Tout cela coûte trop cher aujourd’hui. La musique de chambre ne rassemble plus que quelques rares fidèles. L’heure est dure pour les compositeurs. Il ne leur reste plus, pour atteindre le cœur de la foule, que les voix innombrables des haut-parleurs. Le disque, la pellicule parlante et l’antenne de la T.S.F. peuvent aujourd’hui sauver la musique en péril. Malheureusement, les éditeurs de musique enregistrée ont d’autres préoccupations. Le disque ne fait que consacrer des succès commerciaux au lieu de lancer des œuvres nouvelles, écrites spécialement à son intention. Le cinéma sonore, qui pourrait être la grande expression lyrique de l’art d’aujourd’hui, repousse avec effroi la collaboration des véritables musiciens et ne les laisse que peu pénétrer dans les studios. Reste la radio qui, elle aussi, s’est désintéressée jusqu’ici de ce problème mais qui ne pourra plus, désormais, y demeurer longtemps indifférente.
En résumé, j’admire l’optimisme et le bel équilibre dans lequel mes cadets abordent la lutte contre l’indifférence générale. Leur état d’esprit actuel nous permet de mettre en eux toute notre confiance. Et il nous plaît d’imaginer que la nécessité de vaincre les terribles obstacles accumulés sur leur route les amènera à découvrir à ce redoutable problème des solutions neuves et hardies que nous ne pouvons actuellement soupçonner.”
— Maurice Ravel