Le problème des mots tient à leur relativité. Lorsque vous parlez de sentiments ou d’émotions, il y a toujours incompréhension. Impossible de trouver le juste milieu, entre la froideur insupportable et l’émotion dégoulinante, qui, verbalisée, manque de nuances. C’est un peu ce dont parle Roland Barthes à Écriture dans ses Fragments d’un discours amoureux. C’est tout l’intérêt de la musique.
Pour autant, la musique n’est pas un langage universel. S’il est vrai que les sons nous affectent tous, quand bien même nous serions sourds, de par les vibrations dont ils sont composés, et s’il est vrai que le son a des effets physiologiques et psychologiques avérés, leur perception n’en est pas pour autant la même chez chacun d’entre nous. Combien de fois, en comparant mon ressenti avec celui d’une autre personne, suite à l’écoute d’une musique, notre impression divergeait du tout au tout !
D’où ce constat : notre ressenti face une œuvre, fût-elle musicale, ne coïncide pas. Notre ressenti, face à une œuvre, est fortement individuel ! L’on s’en rend compte dès que l’on ose se décentrer de notre subjectivité (qui nous apparaît trop souvent comme péremptoirement objective et partagée par tous !), et confronter notre point de vue à celui des autres.
Il y a des facteurs culturels bien sûr, dans une zone géographique donnée, à une période donnée. Il y a la place que l’on fait à la musique : la musique était à l’origine souvent sacrée et intégrée à la vie pour rythmer ses différentes étapes, et pour partager un moment de cohésion. Aujourd’hui, tout le monde écoute de la musique mal compressée dans le métro, dans la rue, sur son téléphone ou avec un casque, dans un environnement toujours plus bruyant, créant ainsi une sorte de “bande originale” à la vie de chacun, et du coup rabaissant bien souvent la musique à un rôle de bouche-trou, de barrière entre soi et les autres et de dissuadeur de communiquer, tout cela indépendamment de la qualité de la musique écoutée. La musique a besoin de calme. La musique a besoin de n’être pas banalisée pour s’épanouir à son plein potentiel et remplir son rôle. En tout cas le rôle que chacun lui donne. Et pour moi ce n’est pas faire office de bouche-trou.
La musique est faite pour être ressentie : qui n’a jamais entendu le Sacre du Printemps d’Igor Strawinsky en concert n’a pas encore vécu l’une des expériences de concert les plus fortes. C’est une œuvre géniale en soi, mais qui prend une toute autre dimension en concert : vous ne l’écoutez plus, vous la ressentez physiquement, vous vous la prenez dans la face.
La beauté de la musique, c’est aussi son support intangible et sa fugacité, à l’image du temps insaisissable : à peine apparue que déjà révolue. Roland Barthes parlait du discours oral et écrit, en soulignant que paradoxalement, le discours oral est plus permanent que le discours écrit. Il relevait en effet la curieuse particularité qui fait qu’à l’écrit, on peut gommer, on peut retravailler un texte jusqu’à n’en livrer qu’une version définitive, dont l’on peut se porte humblement fier, alors qu’à l’oral, on ne peut procéder à une correction que par ajout : “ou bien plutôt”, “ce que je voulais dire”, et ainsi de suite. Curieuse contradiction, n’est-ce pas !
Du côté du compositeur, c’est faire le tiers du chemin : proposer une idée, transcrite généralement sous forme graphique (dans la musique “savante” occidentale), puis laisser les interprètes faire le deuxième tiers du chemin vers le public, en enrichissant l’œuvre, parfois au prix d’une certaine liberté prise avec le texte, et enfin, laisser le public faire le dernier tiers du chemin, en recevant cette musique comme il le veut ou comme il le peut…
Hélène Dautry, l’une de mes professeurs de violoncelle, parlait souvent de “sculpter les sons”. La musique est très sensuelle : c’est allier l’auditif (les sons perçus par l’oreille), le visuel (la partition et la gestuelle visuelle du musicien), le toucher (le contact avec l’instrument donc les vibrations et la perception physique du son), voire l’odorat (l’odeur de la colophane pour les cordes ou du cuivre humide) et parfois le goût (instrumentistes à vent).
C’est pourquoi, je déteste lorsque les compositeurs s’expriment avec des mots ; ces personnes, dont je fais partie, qui maîtrisent plus ou moins l’agencement des sons, deviennent par les mots froids, arborant une distance toute chirurgicale, à la fois maniaques de précision et très vagues, comme si la vacuité de leurs phrases et la vanité de leurs mots venait nier leur musique. Or la musique a cela de beau qu’elle permet de s’exprimer sans avoir rien à exprimer. Même lorsque la musique a pour support un texte, comme dans un chœur ou un opéra, même dans une langue étrangère dont je ne comprends ou n’écoute pas le sens, la musique prévaut sur la signification des mots, et je peux en apprécier un ressenti tout personnel. Dans la vie courante, les intonations (débit-rythme, hauteurs-notes, dynamiques-nuances/articulations) ont plus de poids que les mots qu’elles parent. Se départir de la musique ôte plus de sens à un texte que de gommer les mots, car la musique ne veut rien dire, là où les mots ont la prétention d’essayer de se vêtir d’un sens, bien qu’ils ne soient rien d’autre que des mots, autrement dit, des sons ou une représentation graphique prenant la signification que nous voulons bien leur donner, d’après certaines conventions établies et imparfaites. Une musique qui aurait besoin d’une explication textuelle pour être appréciée, serait pour moi le signe d’une insuffisance : faisons confiance à l’imagination de notre public, ou à défaut, à son ressenti.
Pourquoi un compliment sur ma musique qui m’est fait par une personne non-musicienne me fait-il plaisir bien davantage qu’un compliment qui m’est fait pas un professionnel ? Cela tiendrait-il de ce que le compliment du professionnel touche mon égo, alors que celui du non-musicien me touche, peut-être plus maladroitement, mais plus profondément ?
J’aimerais terminer ce billet par une anecdote et une métaphore.
Une amie, avec laquelle je m’entretenais de peinture, me disait que pour elle, en peinture, si l’on regarde une œuvre, et à condition de ne pas regarder passivement, n’est autre qu’une porte, qui mène elle-même à une succession d’autres portes. Cette idée peut s’appliquer à tous les autres arts.
Kafka et sa parabole sur les Portes de la Loi en pointerait presque le bout de son nez…
Pour moi, les mots sont bien des portes vers l’œuvre que j’écris. Au commencement d’un projet, lorsque je trouve le titre, j’ai alors trouvé l’œuvre, j’ai trouvé la voie à suivre. Musicalement, j’écris souvent la fin d’abord, histoire d’avoir une direction, puis le début, et je termine par le milieu. Un titre est bien une porte. À condition de laisser le public se l’approprier in fine…
Quant à l’écriture des notes de musique, je n’ai jamais autant de bonheur à écrire qu’avec un crayon tenu dans ma main, sur du papier. Je trouve ce rapport à la musique beaucoup plus intime, beaucoup plus concret que sur un ordinateur.