I. Un seul terme, de multiples significations — confusion du terrain d’application
La langue française comporte malheureusement le même terme, « dédicace », pour deux situations très différentes. Nous allons essayer de dégager quelques grandes lignes de cette idée de dédicace.
1. Les dédicaces opportunistes
On parle de dédicace lorsqu’une personne demande à ce que l’on passe une chanson « en dédicace à » quelqu’un à la radio ou dans une soirée. On parle aussi de dédicace lorsqu’une personne offre un ouvrage à un proche et écrit un petit mot amical sur la page de garde. On parle également de dédicace lorsqu’un auteur appose à destination d’un admirateur un petit mot et sa signature en début de l’un de ses ouvrages.
Dans ces trois cas il n’y a aucun acte créatif : la dédicace est faite après coup, ce que j’appellerai la dédicace opportuniste ; dans les deux premiers cas comme une marque d’attention entre deux personnes qui se connaissent mais qui n’ont aucune implication dans le processus créatif de ce qu’ils ont dédicacé ; dans le troisième comme témoignage d’une rencontre entre un auteur/créateur et son admirateur, qu’il ne connaît la plupart du temps pas. Dans ce dernier cas, la dédicace n’est qu’un autographe à peine personnalisé, l’auteur ajoutant souvent le prénom de son admirateur et la date, suivie d’une formule généralement passe-partout : « pour Pierre, blablabla… »
2. Les dédicaces créatives
La deuxième situation à laquelle peut se référer le mot « dédicace » est lorsqu’un auteur ou un créateur place son ouvrage ou son œuvre sous les auspices d’un hommage à une ou des personnes en particulier. La dédicace est alors imprimée dans l’édition s’il s’agit d’un livre ou d’une partition, ou bien figure au début d’un film, ou encore à la fin juste avant ou juste après le générique. Dans les autres arts, l’hommage prend d’autres formes : en peinture ou en sculpture, l’artiste représente son modèle ou sa « muse », et par ce fait lui rend hommage de façon visible, sans qu’il soit nécessaire de rendre explicite la dédicace.
Quoi qu’il en soit, par opposition aux dédicaces évoquées dans le paragraphe précédent, ces dédicaces-ci peuvent être qualifiées de créatives, dans la mesure où c’est le créateur lui-même qui rend hommage à une ou des personnes en particulier, et qu’il rend publique cet hommage (même si les dédicaces ne sont parfois compréhensibles que par les intéressés).
3. Les différences entre ces deux grands types de dédicaces
Ces dédicaces diffèrent donc de par leurs modalités : leur portée (marque d’attention/hommage) et dans une moindre mesure leur cible (un proche ou un admirateur/une personne pas forcément proche mais exceptionnelle pour celui qui fait la dédicace), ainsi que par l’implication de la personne qui dédicace (peu d’effort de la part de la personne qui dédicace car aucune implication créative/acte créatif, qui, quelque soit le résultat, demande un effort). Bien qu’il ne s’agisse pas d’un absolu, ces deux grandes familles de dédicaces sont d’ailleurs souvent évidentes de par leur formulation : généralement les dédicaces opportunistes sont signalées par l’usage de la préposition « pour » ; « pour Pierre ». Les dédicaces créatives sont quant à elle la plupart du temps rédigées en utilisant la préposition « à » ; « à Pierre ».
Par chance, les verbes afférents à ces deux types de dédicaces sont différents : on parle de « dédicacer » dans le cas d’une dédicace opportuniste, alors que l’on utilise le verbe « dédier » pour une dédicace créative. Nous ne nous intéresserons qu’aux dédicaces créatives et verrons quelques-unes des nuances les plus courantes.
II. Les dédicaces créatives
1. La dédicace intéressée
Commençons par évoquer la dédicace intéressée : une personne place son ouvrage sous la bienveillance ou le patronage d’un roi ou d’un mécène, dans l’espoir de flatter le dédicataire et d’en tirer quelque profit, souvent d’ordre pécuniaire.
2. La dédicace désintéressée
La dédicace désintéressée est quant à elle beaucoup plus intéressante, et présente quelques nuances importantes. Dans les exemples suggérés ci-dessous nous prendrons le point de vue d’un compositeur, mais ils peuvent se transposer aux activités artistiques ou créatives.
a. La dédicace de courtoisie
Il y a d’abord la dédicace de courtoisie : Une personne, qu’elle soit mécène ou simplement en position de décideur, passe commande à un compositeur. Celui-ci dédie l’œuvre au commanditaire ou à l’artiste à l’origine de la commande. Cette dédicace est à la limite entre intéressée et désintéressée : il peut s’agir d’une dédicace sincère, ou bien d’une dédicace plus ou moins hypocrite. Nous l’appellerons la dédicace du courtisan… Le commanditaire se trouve un peu dans la situation des nobles ou des princes d’autrefois, qui soutenaient les arts ou, plus narcissiquement, faisaient réaliser leur portrait, pour laisser une trace de leur passage et accéder, peut-être, à une certaine forme d’immortalité ; l’égo n’est jamais loin en tout cas.
b. La dédicace artistique ou professionnelle
Le compositeur peut aussi dédier son œuvre à un interprète en particulier, dont il cherche à mettre les qualités en valeur. On peut parler de dédicace artistique ou dédicace professionnelle. Le plus souvent, le dédicataire est alors à la source de l’inspiration de l’œuvre, puisque le compositeur va chercher à tirer parti de la singularité de l’interprète et mettre en avant ses points forts. C’est un peu l’équivalent du modèle chez un sculpteur ou un peintre. Lorsque cette dédicace est employée, elle est généralement décidée très tôt dans le projet, et ce type de travail, lorsqu’il est fructueux, s’apparente à une collaboration, l’interprète pouvant apporter des choses au compositeur, et le compositeur à l’interprète.
c. La dédicace émotionnelle
Le compositeur peut aussi choisir de dédier son œuvre à de la famille, des amis ou des personnes non musiciennes et extérieures au milieu musical. On peut parler alors de dédicace émotionnelle. Réalisée avec humilité, cette dédicace est presque toujours désintéressée. Il s’agit sans doute de l’hommage le plus sincère, puisque le compositeur ne peut en tirer aucun profit musical et professionnel.
III. Conclusion
Nous avons vu brièvement quelques types de dédicaces et leur implication. Mais nous n’avons fait qu’effleurer le sujet. Il convient de noter que les différentes dédicaces ne sont pas exclusives et peuvent se combiner entre elles : un commanditaire peut être le dédicataire d’une œuvre (dédicace de courtoisie), mais aussi l’interprète (dédicace artistique, pensons à Mstislav Rostropovitch, à qui l’on doit une grande partie du répertoire violoncellistique du XXè siècle) et un ami du compositeur (dédicace émotionnelle). Quoi qu’il en soit, une dédicace représente toujours un hommage, que celui-ci soit sincère ou intéressé, créatif ou opportuniste.