Le temps, plus particulièrement la perception du temps musical, est au cœur même de la musique.
Cependant, force est de constater que selon les morceaux, notre perception se trouve altérée, au même titre que lorsque nous avons une discussion passionnante et ne voyons plus le temps passer, ou alors lorsque nous attendons les résultats d’un concours.
Certains compositeurs se distinguent particulièrement par leur capacité à nous faire perdre toute notion de temps objectif au profit d’une perception de temps subjective.
Savoir modifier la perception temporelle, pour un compositeur, est un luxe des plus importants, encore plus si vous comptez travailler dans le milieu de la musique de film et savoir consciemment altérer le temps cinématographique par de petits procédés simples dans votre partition.
Le premier nom me venant à l’esprit lorsqu’il est question de temps musical est György Ligeti. À l’écoute de ses œuvres Atmosphères, son Requiem, Ramifications, le début de son Concerto pour violoncelle et le début du deuxième mouvement de son Concerto pour piano, nous ne pouvons que reconnaître que nous avons affaire à un maître en la matière.
Dans Atmosphères, écrit à 4/4 dans un tempo très lent, impossible de percevoir la moindre pulsation. Le temps s’écoule, la musique se déploie dans un tissu de micropolyphonie, nous sommes dans un autre espace temporel. La lenteur d’un tempo à tendance à automatiquement perturber notre système de perception temporelle, l’exécution de ces œuvres se fait d’ailleurs parfois avec de petits plops lumineux pour décomposer la pulsation et aider le chef d’orchestre tout autant que les musiciens.
Il en va de même pour les autres œuvres citées, à écouter absolument ! Le dernier mouvement de son Requiem est particulièrement remarquable, à la vision de la partition on se dit que la notation aurait très bien pu être autre. Son Concerto pour violoncelle débute par un mi seul, tenu, statique, subissant des modifications très progressives de timbre. Enfin dans le deuxième mouvement de son Concerto pour piano, écrit à noire pointée = 40 en 9/8, là encore impossible de distinguer les premiers temps, impossible de détecter le 9/8. Déroutant !
J’aimerais également évoquer la Symphonie n° 3 d’Henryk Mikołaj Górecki. Ici la pulsation est perceptible mais dans le premier mouvement, d’une durée imposante de plus de 25 minutes, dans un tissu contrapuntique, il développe en crescendo son mode, brillamment mené jusqu’à l’entrée du soprano après plus de dix minutes de musique. La fluidité de l’ensemble, la sérénité maintiennent l’attention de l’auditeur et au bout d’un moment, pris dans le flot musical, il devient difficile de ne pas abandonner nos propres repères temporels.
Ces exemples ne sont bien sûr pas les seuls, mais à mon sens représentatifs. Si vous en connaissez d’autres selon vous importants, laissez un commentaire pour nous faire partager vos découvertes !
Pour parler maintenant de la musique de film, on ne peut parler de la perception temporelle sans évoquer un effet plusieurs fois utilisé au cinéma : le cadre temporel forcé.
J’entends par là l’intégration dans la musique d’une pulsation nette, répétitive, stressante car étouffante : il s’agit du tic-tac d’une horloge (lent), ou d’une montre (rapide). L’exemple probablement le plus connu est le fameux morceau intitulé Forward to Time Past dans la partition de Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban de John Williams, dans lequel Harry et Hermione retournent dans le passé pour modifier certains évènements au moyen d’un “retourneur de temps”.
Avant de conclure, j’aimerais attirer l’attention sur la façon dont on peut jouer sur et modifier le temps cinématographique.
On prend pour principe que si le rythme du film (action montrée + rythme du montage) et le rythme de la musique concordent, la perception temporelle est équivalente, d’où l’impression que la musique ne modifie en rien le temps des images (ce qui est faux, une scène identique mais dépourvue de musique pouvant sembler plus pesante, plus tendue).
En revanche, si vous souhaitez accélérer ou ralentir le film, attention au piège ! Accélérer ou ralentir la musique donnera (la plupart du temps) l’effet inverse ! À partir du moment où le rythme des images et le rythme de la musique diffèrent nous percevons deux cadres temporels en opposition, autrement dit une dissonance temporelle, et par cet effet de contraste, si le rythme du film est moyen et la musique accélère, les images donneront l’impression de ralentir. Au contraire, ralentir la musique donnera l’impression d’accélérer le film.
J’ai utilisé cet effet dans une scène de ma partition de ciné-concert pour “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur”, dans “1M11. Le Trajet en Montage au Coucher du Soleil”. Je souhaitais que l’urgence se fasse plus pressante dans la deuxième partie, aussi ai-je ralenti la pulsation (on passe de blanche = 96 à blanche = 68,15).
Un peu plus tard, dans “2M6. Nosferatu Attaque !”, j’ai utilisé le pendant de ce procédé, mais plutôt en terme d’orchestration et de dynamiques : je voulais faire monter la tension dramatique tout au long de la séquence, alors que le Comte Orlok s’apprête à visiter Hutter pendant la nuit pour s’abreuver de son sang. J’ai donc opté pour une imbrication de plusieurs techniques : d’abord, je fais monter la sauce en crescendo avec des glissandos et des pizz. anarchiques, jusqu’au moment que je considère comme le seuil de la vraie progression. Alors, à l’image Hutter, tremblant, se terre contre le mur, puis se cache le visage avec un drap. Après le premier crescendo, de manière subite et abrupte, je fais un “creux”, une sorte de “trou sonore”, afin de ne pas avoir le souffle court pour la suite. Ce qui, par effet de contraste, me laisse donc opérer une deuxième progression : j’amorce, à la percussion, un motif rythmique insistant en croches, en 5/4, d’abord très p et indéfini dans les hauteurs, puis de plus en plus net, en ajoutant de plus en plus d’instruments. Ce qui me permet d’intensifier toujours plus la pression, malgré le premier crescendo. Voilà comment je gagne du temps ! Par une pirouette !